Entretien avec Michel Ciment par Dominique Vergne



Entretien avec Michel Ciment par Dominique Vergnes (dans le cadre du festival Premiers plans d'Angers). Le 23 janvier 2013.

Michel Ciment:
Michel Ciment est entre autre professeur de l'université ; directeur de publication de la revue de cinéma "Positif" ; animateur de l'émission Projection Privée sur France Culture.
Il a écrit de nombreux ouvrages remarqué sur le cinéma : sur Kazan, Kubrick, Angelopoulos, Boorman, Fritz Lang etc.. 

 Dominique Vergnes :
Dominique est rédacteur de plusieurs articles parus sur le site du festival De La roche-sur-Yon et d'autres articles dans le journal nantais "Fragil" (voir son article sur la revue Positif ). Dominique est un sympathisant et contributeur de la Sagesse de l'image. Il nous a fait découvrir notamment Noémie Lvovsky, avant qu'elle ne soit reconnue fin 2012 avec le film "Camille redouble".

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L'entretien


Michel Ciment nous accorde humblement une interview ce mercredi 23 janvier à l'hôtel Mercure dans le cadre du festival premiers plans d'Angers. Il vient ce mercredi matin de donner une "master class" sur les principaux films de John Boorman, en sa présence. "Master class" d'une grande réussite, avec extraits de films à l'appui et commentaires pertinents de Boorman. Grand succès auprès du public jeune et des cinéphiles avides de connaissances; pour preuve la mini-émeute ayant eu lieu dans le grand hall pour la séance de dédicaces des livres de Michel Ciment et John Boorman. Voilà donc "the master" pour une interview sans faux-fuyant et toujours pleine d'allant d'un maître de 74 ans.



-Dans quel cadre intervenez-vous pour le festival Premiers plans d'Angers?

C'est le directeur du festival d'Angers qui m'avait demandé d'intervenir pour ce festival à Cannes, sachant que j'avais déjà écrit un livre sur John Boorman.

-Vous intervenez aussi dans le cadre des 60 ans de Positif. Revue créée donc en 1952 à Lyon, revue qui se définissait, au départ, comme provinciale et beaucoup moins parisianiste que "les Cahiers":

En effet, son créateur Bernard Chardère constatait pour l'époque que le cinéma n'était pas considéré comme un Art majeur ou sérieux; on parlait d'ailleurs de vieux films en terme péjoratif, on ne dit pas, par exemple, un vieux tableau de Velasquez ou une vieille symphonie de Mozart. Bernard Chardère et ses amis voulaient donc mettre à l'honneur les films et le cinéma au même niveau que les autres arts. On a été ainsi les premiers à faire un dossier sur Jean Vigo (avec des correspondances ou des témoignages) ou de saluer de nouveaux cinéastes comme John Huston ou Jerry Lewis. "Positif" a été donc précurseur dans beaucoup de domaines cinématographiques.


-Peut-on dire que "Positif" se porte plutôt bien actuellement en tant que revue-papier?

Oui on ne peut pas comparer cela avec les tirages d'il y 30 ou 40 ans, où l'on tirait seulement à 3000 exemplaires. Depuis un an, depuis qu'"Actes Sud" et l'Institut Lumière ont repris la revue, on tire à plus de 10000 exemplaires.

-Et cela met donc à mal l'idée que les revues papiers cinéma sont vouées à disparaître face aux critiques et sites Internet:

Oui, moi je crois que l'on va vers deux phénomènes, des critiques ciné liées à des newsmagazines ou des sites web, critiques faites à la va-vite et des revues beaucoup plus spécialisées qui proposent des dossiers plus spécialisés, très pointus que l'on ne retrouve pas sur Internet. Par exemple, dans "Positif", on a fait 26 pages sur l'Opéra ou le cinéma de René Clément ou même le cinéma muet américain des années 1920.

-Pour en revenir aux 60 ans de "Positif", vous étiez finalement présent partout en France:

On était partout en effet, on était à des festivals comme Amiens, à Arras, à Annecy, à Montpellier, à La Rochelle. On a été à San Paolo au Brésil, à New-York, à Brooklyn (à l'académie de musique), à le Cinémathèque suisse de Lausanne, à la Cinémathèque d'Athènes, au festival de Turin, à la Cinémathèque belge de Bruxelles, à la villa Médicis à Rome, à Barcelone. Revue qui est aussi très connue aux Etats-Unis.

-Même aux Etats-Unis?

Absolument. Elle est connue de beaucoup de gens, des metteurs en scène, des directeurs de théâtre, de cinémathèque; ils sont abonnés. Même s'ils ne comprennent pas le français, ils la regardent, regardent les sommaires et même les images.

-J'ai remarqué que ce qui faisait l'originalité et la spécificité première de "Positif", c'est qu'il n'y avait pas de rédacteur en chef, c'est vraiment la collectivité qui décide:

Absolument, on se réunit tous les dimanche après-midi depuis 60 ans car les rédacteurs sont bénévoles; les gens travaillant la semaine, on ne peut pas faire de réunion avant. En semaine, il y a aussi des séances, des projections le soir; donc on n'a pas trouvé mieux que de se réunir le dimanche et toutes les décisions sont prises collégialement, collectivement; on discute des films, on organise des projections pour nous, on recommande tel opéra, on décide de tel ou tel article sur tel film.

- Je ne vais pas revenir sur l'opposition historique entre "les Cahiers du Cinéma" et "Positif" mais il y a une chose que vous auriez dite lors d'une interview, c'est que "les Cahiers" auraient engendré des auteurs et "Positif" plutôt des écrivains, vous confirmez?

Oui c'est vrai, "Positif" n'a pas engendré beaucoup de cinéastes. Il y a eu Ado Kyrou qui a réalisé deux films.

-Bertrand Tavernier?

Bertrand Tavernier était d'abord attaché de presse, il a beaucoup écrit à "Positif" mais pas exclusivement, il a écrit aussi à "Présence du cinéma", aux "Cahiers du Cinéma". Bertrand Tavernier a réussi à rentrer dans toutes les rédactions de l'époque et ainsi défendre les cinéastes, les films qu'il préférait. C'est vrai qu'à "Positif", nous avons eu des rédacteurs de talent, de futurs écrivains, de futurs poètes aussi (je peux citer des gens comme Emmanuel Carrère, Patrick Rambaud, Gérard Legrand ou même Frédéric Vitoux, membre de l'Académie française...).

- Ce qui fait aussi la richesse de "Positif", c'est que vous n'avez pas été dans les dérives négatives des "Cahiers", à travers l'histoire, que ce soit le structuralisme ou le maoïsme des années 1970:

Ce qui se passe c'est que "Positif" a toujours réagi à la notion de plaisir, des films qui nous donnent du plaisir, on va écrire dessus. Nous réagissons d'abord à des films et à leurs propos. On écrit sur des films par plaisir, or il n'y a aucun plaisir à faire de la sémiologie ou du structuralisme. On est passé par toutes les modes (idéologiques ou politiques) et "Positif" a su dépasser cela.

On a, par exemple, défendu le cinéma américain du début des années 1970, alors que le cinéma américain, à l'époque, était ostracisé du fait que les USA faisaient la guerre au Viêtnam et alors que bon nombre de cinéastes américains n'avaient rien à voir avec cette guerre (je pense à Coppola, Scorsese ou Robert Altman). Ils étaient même très critiques vis-à-vis d'elle.

-Il y avait chez "les Cahiers" de l'époque l'idée que le cinéma US était d'abord un cinéma impérialiste:

Pas du tout, le grand cinéma américain n'est pas du tout impérialiste. "Nashville" d'Altman ou "la ballade sauvage" de Terrence Malick sont d'abord des films critiques sur les USA, ils critiquent la CIA, le machisme américain, le comportement à l'égard des Noirs, de l'esclavage...

Il est impérialiste peut-être car il est joué dans beaucoup de salles à travers le monde; le cinéma russe se voulait impérialiste aussi mais personne n'allait voir ce type de films dans les salles des pays de l'Est car ils étaient foncièrement mauvais.

-Ce que l'on peut dire aussi sur "Positif", c'est que la revue a su diversifier ses supports papier avec la publication de livres d'entretien avec les auteurs, des documentaires ou des collections de films:

On a fait effectivement publié des anthologies de textes parus dans "Positif" et des livres d'entretien.

-Ce que j'aime aussi dans cette revue, c'est que vous n'avez jamais ostracisé des cinéastes ou oublié des cinéastes "au creux de la vague" ou ne pouvant pas tourner. J'aimerais revenir sur l'accueil critique de vos livres cinéma; êtes-vous surpris par l'accueil critique de vos livres?

Je n'ai pas eu à me plaindre; j'ai toujours eu un très bon accueil des médias, je n'ai pas eu d'attaques directes sur mes livres sur Rosi, Kazan ou Kubrick. Au contraire, j'ai polémiqué avec les critiques, ce que j'appelais "le triangle des Bermudes" c'est-à-dire les Inrocks, "Le Monde" et "Libération", une sorte de doxa, de "prêt-à-penser" de l'époque; c'est plutôt moi qui ai engagé le fer, on n'a pas engagé tellement le fer contre moi.


- J'avais lu une critique des "Inrocks" sur votre "Kubrick" qui était très louangeuse:
Oui, oui absolument, je n'ai pas eu à me plaindre pour le "Kubrick".

-Article qui considérait que votre livre "Kubrick", on pouvait le prendre ou le lire sous plusieurs facettes ou sens, tant sur le plan des images, des décors ou du jeu des acteurs:

Les cinémas de Kubrick et de Boorman sont très polysémiques. Moi je pense qu'un critique doit avoir la culture générale d'un bon cinéaste. Si vous parlez de Kubrick, il faut connaître l'histoire du XVIIIème siècle avec le film "Barry Lyndon", il faut connaître la cybernétique pour "2001" ou les futures technologies. Il faut soi-même faire ses recherches. Là je vais faire une conférence sur l'esclavage pour le quai Branly, je vais donc faire des recherches sur ce thème, ça me passionne, je crois que l'on reste éternellement étudiant. J'ai été pendant 30 ans professeur, d'abord en lycée puis l'Université; je n'ai pas changé, je suis resté éternellement un étudiant. Je prépare mes articles exactement comme lorsque j'étais étudiant où je préparais une dissertation, c'est la même chose pour les metteurs en scène.

-Et avez-vous eu des échos sur l'accueil de vos livres par ces cinéastes?

Ils ne m'en ont pas parlé directement. Je sais que Kubrick a aimé mon livre, il aurait commandé 450 ouvrages de mon livre sur lui; ça m'a fait très plaisir, son beau-frère m'a confirmé qu'il avait apprécié mon livre. Il ne m'a pas tout de même dit qu'il avait découvert des choses sur son œuvre grâce à moi. Le critique est là aussi pour donner des connaissances, des lumières sur une œuvre, pour enrichir la vision des téléspectateurs sur l'œuvre d'un cinéaste. On lit une œuvre, un livre pour enrichir ses connaissances sur ce cinéaste.

Souvent les critiques actuels font du ressenti: "je me suis ennuyé, j'ai aimé ou pas aimé, je donne des étoiles dans une revue", ce n'est pas ça un critique, c'est de donner les raisons d'aimer ou alors donner aux cinéastes les clefs pour mieux comprendre un de ses films (exemple de Chabrol qui avait lu une critique de Jacques Demeure dans "Positif" qui lui avait fait comprendre pourquoi son film était raté). Un cinéaste peut donc apprendre des choses des critiques.

-Revenons à 2013, on peut constater qu'à l'heure actuelle, des films américains sortent comme "the master" de Paul-Thomas Anderson, "Django Unchained" de Tarantino ou "Lincoln" de Spielberg; des films qui interrogent sur l'histoire et l'état actuel des USA:

Absolument, c'est la grande tradition du cinéma américain; je viens de faire un éditorial sur le cinéma américain à paraître dans le prochain numéro de "Positif" et ce que j'écris c'est que ce qui est frappant pour tous ces films récemment sortis, c'est que ce sont des films qui interrogent l'Amérique que ce soit "Zéro Dark Thirty" sur la traque de Ben Laden, "the Master" c'est l'Amérique de l'après-guerre et la naissance de la Scientologie, le film de Tarantino c'est l'histoire de l'esclavage à coupler avec le film de Spielberg...Les américains s'interrogent beaucoup sur leur passé, leur passé violent souvent. Les français font plutôt des films patrimoniaux sur leur passé et c'est beaucoup moins critique, et pas le même genre de film. Ce sont souvent des histoires personnelles qui se passent dans le passé.

Les films américains traitent directement d'Histoire avec un grand H.

-C'est vrai que, par exemple, dans les films de Malick, on retrouve l'individu face à la grande Histoire.

Absolument, on le voit bien dans "la Ligne Rouge".

-Et alors les prochaines thématiques et numéros dans "Positif":

Ca va être donc "Lincoln", "Django Unchained" et le dossier consacré à Angelopoulos, qui est mort il y a un an, metteur en scène que l'on a beaucoup défendu. J'ai fait une interview de lui il y a 3 ans alors qu'il tournait son dernier film "la poussière du temps" qui sort enfin en février 2013 en France. Yannick Lemarié a écrit un très beau texte sur lui.



Angers le 23 janvier 2013

Droits de reproduction du texte réservé à Dominique Vergnes,
mise en page La sagesse de l'image

Références :

- "Projection Privée" (archives des émissions consultables en ligne).

Entretien de Michel Ciment sur la parution de son livre sur Kubrick

Article de Dominique Vergnes sur la revue Positif dans Fragil

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